Le Dharma

Par Claire, 12 août, 2023

(Daniel Bertrand, RFY n° 45, janvier 2012)


LE DHARMA 


Evolution de la notion d'Ordre et de Devoir dans quelques grands textes de l'hindouisme


     Le mot dharma est sans doute l'un des plus importants à comprendre pour saisir l'essence de la pensée hindoue. Il vient de la racine sanscrite DHR - signifiant "porter, soutenir". Le dharma est ainsi ce qui soutient : soutien de l'univers, soutien de la société, soutien de l'ordre et la morale. Son contraire est adharrma qui veut dire "hors de l'ordre, immoral". Comme le mot karma, auquel il est souvent associé, le concept de dharma englobe ainsi plusieurs sens. Une définition assez succincte de ce terme tel qu'il est généralement perçu de nos jours pourrait être : "le devoir propre à chacun, dans le respect de son statut, pour la préservation de l'ordre du monde." Nous pouvons dans cette définition discerner deux notions qui, pour l'esprit occidental, sont rarement associées : celle d'ordre du monde, voire d'équilibre universel cosmique, et celle de loi, de devoir individuel, devoir variable en fonction de son statut. Pour comprendre comment un tel terme peut englober des notions aussi étrangères à nos yeux, mais aussi pour saisir les implications de l'idée d'un "devoir fonction du statut" qui sont parfois très surprenantes et pourtant à la racine même de la conception hindoue de l'existence, il est indispensable de faire un parcours rapide à travers quelques ouvrages fondamentaux de cette religion.

     Les plus anciens textes fondateurs de l'hindouisme sont représentés par le corpus des Vedas. Ceux-ci sont au nombre de quatre : le Rig-Veda, ou Veda des hymnes, le Yajur-Veda, Veda des formules sacrificielles, le Sâma-Veda, Veda de la psalmodie, et enfin l'Atharva-Veda qui est principalement constitué de formules magiques. Le terme Veda vient de la racine sanscrite VID - signifiant "savoir". Ils sont considérés comme "révélés", leurs auteurs, les rishis, n'ayant été que de simples interprètes d'une parole divine "entendue" (Shruti). Chacun des quatre Vedas est formé de quatre partie : les Samhitâs, les Brâhmanas, les Aranyakas et les Upanishads. Les Samhitâs constituent la partie la plus ancienne des Vedas , alors que les Brâhmanas, Aranyakas et Upanishads sont des commentaires ou des exégèses plus tardives. Le plus ancien de tous les Vedas, celui où l'on trouve donc les premières mentions du terme dharma, est sans conteste le Rig-Veda. Dans ce recueil de 1028 hymnes se trouvent les principaux les mythes principaux de la création de l'univers à la source de la pensée hindoue. Ces mythes sont multiples mais tous racontent comment l'univers est passé du chaos originel à un ordre non seulement stable mais aussi et surtout hiérarchisé : mythe de la création des trois mondes (triloka) autour d'un axe rejoignant la terre et le ciel. Cet ordre originel fruit de la volonté divine est appelé dharma, "ce qui soutient la création". Autre mythe fondamental rencontré dans le dernier livre du Rig-Veda, celui du Purusha, l'Homme Cosmique, généralement identifié au dieu Vishnu, dont le sacrifice par les autres dieux a donné naissance au monde entier. Ce mythe nous est conté dans le 10° mandala du Rig-Veda, Hymne 90. Ce texte appelé Purva-Nârâyana forme une partie du Purusha-Suktam, un des cinq hymnes majeurs de la tradition vishnouite :

 

v 1 : Le Purusha a mille têtes Il a mille yeux, mille pieds
Couvrant la terre de part en part,
Il la dépasse encore de dix doigts [...]
v 11 : Quand ils (les Dieux) eurent démembré le Purusha
Comment en distribuèrent-ils les parts ?
Que devint sa bouche, que devinrent ses bras ?
Ses cuisses, ses pieds, quel nom reçurent-ils ?
v 12 : Sa bouche devint le brahmane (brâhmana)
Le guerrier (kshatriya) fut le produit de ses bras
Ses cuisse furent l'artisan (vaishya)
De ses pieds naquit le serviteur (shudra),

 


     Ce texte, cité par la suite très souvent par les grands traités successifs, est fondateur car non seulement il relate un mythe important de la création du monde, celui du sacrifice primordial du Dieu ayant donné naissance à l'univers, mais il donne aussi pour la première fois le partage de la société entre ses quatre varnas, les quatre grandes castes de la société hindoue. A la suite de ce sacrifice, chaque hindou a une dette envers le divin, dette qu'il ne peut acquitter que par le rite qui est un contre-don répondant au premier don de la création. Dans cette période védique, le dharma est ainsi tout entier contenu dans cette obligation faite à chacun, et principalement au brahmane gardien de l'ordre cosmique, de perpétuer le rite sacrificiel de remerciement aux dieux d'avoir engendré le monde. De la perpétuation et de la pureté du rite découle le maintien de l'ordre cosmique, de son altération résulte le chaos.

     Les Upanishads, apparues plus tardivement, (à partir du VIII° siècle av JC) sont considérées comme des commentaires des Vedas, et sont donc ainsi rattachées à l'un ou l'autre d'entre eux. Certaines sont par ailleurs classées dans la tradition shivaïte, d'autres dans celle de Vishnu. Elles forment le vedânta, c'est à dire la fin (ANT-) des Vedas.. On en dénombre en général 108, mais ce chiffre, sacré pour beaucoup d'hindous, est arbitraire et vient de la comptabilité relatée dans l'une d'entre elles : la Muktikâ Upanishad, la dernière de ce corpus :

 

Mais par quels moyens obtient-on la libération du type Kaivalya (libération suprême) ?
La Mândûkya Upanishad est suffisante ; si vous n'obtenez pas la connaissance par sa seule lecture, alors étudiez les dix premières Upanishads. La connaissance suivra très vite, et vous parviendrez à Mon royaume. Si par contre, à ce stade, votre connaissance vous paraît incertaine, étudiez les 32 premières Upanishads, puis arrêtez. Mais si vous désirez la libération hors du corps, lisez les 108 Upanishads. Ecoutez quel en est l'ordre :
 1 : Isha ; 2 Kena ; 3 : Katha...

 

     Ces 108 Upanishads sont ainsi dites "canoniques", mais bien d'autres "non canoniques" ont été écrites, souvent bien plus tard, jusqu'au XX° siècle de notre ère où l'on trouve par exemple une Ramakrishna Upanishad, fondée sur les enseignements de ce sage indien du Bengale. La difficulté des Upanishads est ainsi souvent de les dater, comme elles ont été composées sur une très longue période.
     Alors que la littérature védique précédente se préoccupait essentiellement de rites, visant à satisfaire des dieux souverains et à protéger ainsi l'ordre du monde, les Upanishads introduisent le concept d'âtman, principe divin de même essence que le Brahman universel, et habitant à l'intérieur de chaque être humain. Elles sont ainsi à l'origine de la philosophie de l'advaita, où l'âme humaine et la divinité ne font qu'un, comme le relate cet extrait de la Mundaka Upanishad :

 

Il faut empoigner l'arc de l'Upanishad, cette arme puissante, y fixer une flèche aiguisée par l'adoration, le tendre d'un esprit qui s'y consacre entièrement. Sache, Ô fils du Nectar, qu'il faut viser l'Impérissable.
Ôm est l'arc, l'âme (âtman) est la flèche, Brahman est le but. Il faut le percer à coup sûr et s'y unir come la flèche à la cible.

 

 
     Dans d'autres Upanishads, celles principalement rattachées au vishnouisme, se trouve aussi l'origine du mouvement bhakti qui est au contraire fondé sur un dualisme entre l'homme dévot et la divinité, objet de sa dévotion. Une des Upanishads caractéristique de ce mouvement bhakti est la Kali-Santârana Upanishad, première source du célèbre mantra "hare Krishna...hare Râma..." et relatant les instructions données par Brahmâ lui-même au sage Nârada. Le pouvoir du mantra est ici considéré comme suprême, et propre à effacer les plus graves fautes, même celles en rupture totale avec les règles du dharma :

 

14 : Si l'on répète ce mantra trente cinq millions de fois, on se libère des péchés les plus graves qui soient.
15 : Tels que de tuer un brahmane, de dérober le bien d'autrui, d'accaparer de l'or ou de coucher avec une paria !
16 : Aurait-on même répudié toutes les règles du dharma que l'on aurait la Pureté et la Libération !
Telle est l'Upanishad.

 


     Les règles du dharma évoquées dans cette Upanishad ne sont pas celles qui maintiennent l'ordre cosmique décrit par les Vedas, ce qui n'aurait ici guère de sens, mais bien plutôt les règles de vie que doivent suivre chaque être humain. Mise à part cette nouvelle définition en négatif du terme dharma contenu dans cette Upanishad, on y perçoit aussi une des caractéristiques importantes de l'hindouisme : la grande multiplicité des chemins, des yogas, menant à la libération. Il est des règles très codifiées et a priori inviolables, dont les rites et le dharma font partie intégrante, mais il existe aussi des "chemins de traverse" que l'on retrouvera partout dans les mouvements shivaïtes, dans la bhakti, dans le tantrisme. Les Upanishads ne se préoccupent que très peu des règles de vie. Le dharma est rarement leur sujet. Elles sont plus l'aboutissement de la shruti, de la révélation, et leur but est sans cesse l'union avec le divin.

     Avec les grandes épopées, le Mahâbhârata et le Râmâyana, nous sortons de la Shruti et entrons dans le non moins immense corpus que constitue la Smriti, la Tradition. Néanmoins, la section la plus importante du Mahâbhârata, appelée Bhagavad-Gîtâ, est souvent appelée aussi Gîtopanishad, se voyant ainsi conférer le titre d'Upanishad, voire d'Upanishad des Upanishads. Elle est donc souvent rattachée à la Shruti, ce qui n'est guère surprenant dans la mesure où elle est la parole même de Krishna, avatar majeur du dieu Vishnu.
     La Bhagavad-Gîtâ nous offre de manière très explicite le sens profond que prend désormais le mot dharma. Les instructions données par Krishna, conducteur de char, à Arjuna son ami, sur le champ de bataille de Kurukshetra, nous disent que "mieux vaut accomplir, fut-ce médiocrement, son devoir propre (svadharma) qu'assumer, même pour l'accomplir en perfection, la tâche qui appartient à un autre. On ne contracte aucune tache à remplir le devoir que sa nature assigne à chacun" (Bhagavad-Gîtâ III, 35 ou XVIII, 47). Arjuna est un kshatriya, son svadharma est de faire la guerre et non de se poser des questions sur le Bien et le Mal, qui sont des devoirs de brahmanes :

 

II-31 : Considère aussi ton devoir personnel (svadharma) et tu ne reculeras pas ; car rien pour le kshatriya ne passe avant un combat légitime.
II-32 : D'où qu'il lui soit offert, il ouvre pour lui la porte du Ciel ; trop heureux sont les kshatriyas, Ô fils de Prithâ, d'accepter un pareil combat.
II-33 : Te refuser à cette lutte légitime, ce serait forfaire à ton devoir, à l'honneur et tomber dans le péché.

 

     Même si l'hindouisme prône la non-violence en tant que qualité première, Krishna replace le débat à un niveau supérieur, expliquant à Arjuna que la vie et la mort ne sont qu'épiphénomènes :

 

II-17 : Indestructible, sache-le, est la trame de cet univers ; c'est l'impérissable ; la détruire n'est au pouvoir de personne.
II-18 : Les corps finissent ; l'âme qui s'y enveloppe est  éternelle, indestructible, infinie. Combats donc, Ô  Bhârata !
II-20 : Jamais de naissance, jamais de mort ; personne n'a commencé ni ne cessera d'être ; sans commencement et sans fin, éternel, l'Ancien (l'Âme) n'est pas frappé quand le corps est frappé.

 

     La Bhagavad-Gîtâ semble ainsi défendre le dharma comme une voie absolue et incontournable devant guider la vie de chacun. Elle prend néanmoins parfois du recul en ne confondant pas le chemin et le but. Comme dans la Kali-Santârana Upanishad citée plus haut, Krishna explique que la bhakti, l'adoration sans limite, est supérieure au dharma :

 

IX-30 : Même un grand criminel, s'il m'adore sans partage, doit être considéré comme un juste, car sa croyance est vraie.
IX-31 : Vite il devient irréprochable et atteint la paix éternelle. Entends-le bien, ô fils de Kunti, jamais mon serviteur ne se perd.
IX-32 : Ceux, Ô fils de Prithâ, qui prennent en moi leur refuge, fussent-ils de la pire origine, femmes, vaishya, ou shudra, ceux-là même atteignent le but suprême.

 

     Et plus loin, il révèle le grand secret :

 

XVIII-64 : Encore une fois, écoute ma suprême parole, de toutes la plus mystérieuse... Tu m'es profondément cher, c'est pourquoi je veux te parler pour ton bien.
XVIII-65 : Que ton esprit s'attache à moi, que ta dévotion soit pour moi, pour moi tes sacrifices, à moi tes adorations, et c'est à moi que tu viendras ; je te le promets en vérité, car tu m'es cher.
XVIII-66 : Laisse là toutes les règles (dharma) et accours à moi comme à ton seul refuge ; je t'affranchirai de tous les maux, ne t'inquiète pas.

 

     Nous voyons ainsi que pour la Bhagavad-Gîtâ, comme pour les Upanishads, si le dharma est chose importante pour "le commun des mortels" comme garde-fou permettant de ne pas tomber dans des voies sans issue, et pour protéger la société brahmanique, la loi est toujours susceptible d'être dépassée pour celui qui a une connaissance directe du divin. Nous retrouvons ici la même mise hors norme de la révélation mystique que nous pouvons remarquer dans la place particulière faite à moksha parmi les quatre buts de l'homme (purushârthas), et au statut de sannyâsin parmi les quatre périodes de sa vie (âshramas).

     La deuxième des grandes épopées de l'Inde ancienne, le Râmâyana, a pour unique thème la lutte entre le dharma, représenté principalement par Râma, autre avatar de Vishnu et l'adharrma, incarné par Râvana, le démon roi de Lankâ. Comme dans le Mahâbhârata, nous sommes ici dans un univers de rois, de guerriers, de kshatriyas, pour lesquels le dharma est fondamental dans tous ses aspects : les rois sont en charge de l'équilibre politique du monde et s'ils faillent dans leur rôle, alors s'instaure le chaos :

 

La conduite d'un roi doit toujours respecter la vérité et la bonté ; ainsi, la royauté se fonde sur la vérité, et le monde a la vérité pour assise. Les Rishis, comme les dieux, honorent la vérité ; de fait, celui qui dit la vérité en ce monde gagnera le séjour suprême, impérissable... le devoir ancré dans la vérité est en ce monde, dit-on, la racine de tout. La vérité détient la suprématie sur le monde, le devoir est fondé sur la vérité.

 

     Les rois ont un code d'honneur, de morale et de conduite propre, leur svadharma, qui leur fait prendre des décisions difficiles à la fois pour nous à comprendre et pour eux-mêmes parfois à assumer. La difficulté à discerner le Bien et le Mal est le grand problème soulevé ainsi constamment dans cet ouvrage. Trois exemples parmi d'autres permettent d'illustrer particulièrement ces conflits prenant source dans la hiérarchie complexe des devoirs.
     Au début de l'épopée, quand Dasharatha, père de Râma et roi d'Ayodhyâ, afin de tenir une promesse faite longtemps auparavant à une de ses femmes, fait l'énorme sacrifice de forcer son fils préféré Râma à l'exil pour quatorze années, celui-ci accepte cette décision sans amertume, même si son frère Lakshmana tente de lui faire voir l'injustice de cette punition et la souffrance qu'elle occasionnera à sa mère. Le devoir du père qui doit tenir sa parole est ici supérieur à tout autre.

 

Je connais, Lakshmana, ton affection très profonde pour moi, ta vaillance, ton courage, ton ardeur invincible. La détresse immense, sans égale, de ma mère, beau prince, ne connaît pas la signification de la vérité ni par conséquent, de l'apaisement. Car le devoir est au monde ce qui importe le plus, la vérité se fonde sur le devoir. Qui reçoit l'ordre d'un père, d'une mère ou d'un brâhmane ne doit pas le rendre vain, héros, si cet homme s'appuie sur le devoir.

 

     Le sujet principale du Râmâyana, qui est le motif même de l'incarnation de Vishnu dans le héros Râma, est la lutte implacable contre Râvana, le démon de Lankâ, dont la puissance sans limite commençait à inquiéter les dieux. Le prétexte de ce combat fut le rapt de Sîtâ, la femme de Râma, par Râvana. Ce crime est impensable dans le monde des kshatriyas, et mérite une punition sans égale. Pour cela, Râma fera alliance avec Sugrîva, le roi des singes, et son fidèle ministre Hanumân. Cette alliance se fera après que Vâlin, frère aîné de Sugrîva, soit détrôné et tué au combat par Râma pour un motif et dans des conditions un peu contestables, comme le montre la protestation de Vâlin sur le point de mourir :

 

Quel mérite t'es-tu acquis en me frappant dans le dos, car j'étais absorbé dans le combat quand tu m'as porté la mort ?... Ne te connaissant pas, je pensais que tu ne pouvais me frapper par surprise, pendant que je me battais contre un autre. Maintenant je vois que tu as l'âme ruinée, que ta conduite est celle des méchants et que, sous la bannière de la justice, tu pratiques l'injustice, pareil à un puits caché sous l'herbe.

 

     A cette accusation de lâcheté, Râma se doit de répondre, montrant à nouveau la difficulté à reconnaître la voie droite. Le devoir d'un kshatriya est de faire régner la justice, et prendre la femme d'un autre sans l'avoir précédemment tué au combat est un crime impardonnable :

 

Quand tu ne connais rien au devoir, à l'intérêt, au plaisir, ni aux coutumes de ce monde, comment  prétends-tu à présent me critiquer ?... Subtil est le devoir des gens de bien et pourtant il n'est rien qu'il soit plus important de connaître, ô singe ; l'Âme qui réside dans le cœur de tous les êtres sait ce qui est bien et ce qui est mal... Sache la raison pour laquelle je t'ai frappé : ta conduite à l'égard de la femme de ton frère est un défi à la loi éternelle. Du vivant du magnanime Sugrîva, tu entretiens une passion criminelle pour Rumâ, qui est pour toi une belle-fille. Parce que tu t'es écarté de ton devoir pour suivre ta passion, parce que tu as porté la main sur la femme de ton frère, le châtiment s'est abattu sur toi.

 

     Après de multiples rebondissements et la délivrance héroïque de Sîtâ par Râma et son armée de singes, c'est sur Sîtâ, épouse irréprochable dans sa fidélité pour son mari que se porte la dernière manifestation de la force de la loi du dharma. Assailli par le doute sur la pureté sans tache de Sîtâ après un long séjour séquestrée à Lankâ, Râma la rejette à peine délivrée. Seule l'épreuve du feu où Sîtâ se jette sans être brûlée lui permet, après l'intervention directe des grandes divinités célestes, de reconnaître son innocence. Cela ne sera néanmoins pas suffisant car Râma, plusieurs années plus tard, la répudiera à nouveau pour préserver son honneur remis en doute. Sîtâ, terrassée par la douleur mais fidèle à son svadharma d'épouse parfaite s'incline devant cette sentence injuste :

 

Tu sais que Sîtâ est pure en réalité, Raghava, et qu'elle t'a toujours été d'une dévotion absolue. Pourtant  tu m'as répudiée, héros, dans la crainte du déshonneur et parce que les gens te critiquaient et colportaient des rumeurs sur ton compte. Mon devoir est de t'éviter cet opprobre, car tu es mon salut suprême... Quant à moi, je ne déplore par mon sort, taureau des hommes, autant que les critiques des habitants du royaume à ton égard, joie de Raghu. Car la divinité de la femme est son époux, son époux est sa famille, son époux est son maître spirituel. Satisfaire son époux est donc le devoir le plus éminent de la femme, qu'elle doit accomplir au prix même de sa vie.

 

     Il est surprenant dans ce texte de voir un dieu aussi transcendant que Vishnu, certes incarné dans un être humain comme Râma, céder pour une question de réputation assez triviale à la pression de ses sujets en répudiant sa compagne éternelle. Il n'a pas délivré Sîtâ par amour, mais par sens du devoir et de l'honneur. Répondant aux reproches de Vâlmiki, l'auteur mythique du Râmâyana, à la toute fin de l'épopée, le grand héros Râma ne peut à cet égard que faire amende honorable :

 

A ce discours de Vâlmiki, Raghava entouré de toute sa cour répondit en joignant  respectueusement les mains, sans quitter des yeux la femme au teint resplendissant. "Qu'il en aille ainsi que tu le dis, fortuné brâhmane versé dans la connaissance des devoirs ! Je fais entière confiance à tes paroles sans défaut, lui dit-il. Vaidehï m'avait déjà assuré de sa bonne foi, devant les dieux, et je l'avais reprise chez moi après qu'elle eût prêté serment. Mais la rumeur publique eut finalement raison de moi et je répudiai Maithili. Ce fut par crainte du peuple et bien que je fusse convaincu de l'innocence de mon épouse que j'envoyai Sîtâ en exil ; daigne me pardonner cette décision.  

 

     Pour achever cette évocation du terme dharma dans les écrits fondateurs de l'hindouisme, il nous semble nécessaire d'évoquer deux traités de la Smriti qui ont beaucoup marqué les occidentaux à la découverte de cette religion et de cette société. Le premier, le Mânava-Dharmashâstra, plus connu sous le nom de "Lois de Manu" est le plus important d'une série d'ouvrages appelés les Dharmashâstras. Ce traité, exclusivement consacré au dharma, explique de façon extrêmement précise toutes les obligations et tous les interdits de chacun, en fonction de sa caste (varna) et de la période de la vie où il se trouve (âshrama). Il prescrit ainsi les règles de comportement pour l'étudiant brahmane (brahma-chârin) apprenant les Vedas auprès d'un maître, puis celles du "maître de maison" (grihastha) dans tous les actes de sa vie, ses rites et sacrements, et enfin celles de "l'habitant de la forêt" (vânaprastha), état intermédiaire avant le renoncement total du sannyâsin. Après avoir énoncé le dharma du brahmane, les lois de Manu décrivent  précisément les règles qui s'imposent aux rois : comme nous l'avons remarqué, "le svadharma des rois est de loin celui qui pose le plus de problèmes et qui, à cause de cela, donne lieu à une immense littérature didactique et mythique à la fois".  Il décrit aussi les règles s'imposant aux femmes, ainsi qu'aux basses caste et aux hors castes. Enfin il énonce les effets souvent redoutables des manquements au dharma, et les différentes pénitences à accomplir pour les effacer.
     Les lois de Manu ont fait, de la part des occidentaux, l'objet de critiques car elles ont cimenté pendant deux millénaires la hiérarchie de la société hindoue, avec ses quatre varnas, ses hors-castes et la position subalterne de la femme. Ses rejets des hors-castes sont en particulier d'une grande violence, violence qui s'est souvent maintenue ainsi justifiée en l'état jusqu'à nos jours :

 

X-51 : Mais les habitations des candâlas (castes issues de mésalliances) doivent être à l'écart du village ; ils doivent utiliser de la vaisselle abandonnée, et les chiens et les ânes être leurs seuls biens. Leurs vêtements doivent être ceux des morts, et leur nourriture servie dans des assiettes cassées. Leurs bijoux doivent être de fer, et ils doivent errer en permanence.

 

     Toutes ces discriminations vont à l'encontre de notre conception d'une société égalitaire. Fait moins souvent remarqué, les lois de Manu ont aussi fermé la porte à cette possibilité d'une accession directe au divin pour celui qui n'est pas passé par le parcours brahmanique obligatoire :

 

VI-35 : Après avoir acquitté les trois dettes aux Saints, aux Mânes et aux Dieux, qu'il (le sannyâsin) dirige son esprit  vers la délivrance finale (moksha) ; mais celui qui, avant d'avoir payé ces dettes, désire la béatitude, se précipite dans le séjour infernal.

 

     Nous sommes bien loin ici de ce que disait Krishna dans la Bhagavad-Gîta, ouvrant à tous la possibilité d'une libération. Les lois de Manu sont ainsi pour beaucoup l'œuvre d'une société brahmanique cherchant à se protéger et à se conforter dans sa position prééminente, au détriment même des forces les plus dynamiques animant l'hindouisme.
     Suivant la tradition hindoue, l'homme passe son existence à poursuivre quatre buts. Le plus haut, moksha, est la libération suprême, sujet traité abondamment par les Upanishads ou la Bhagavad-Gîta. La recherche de l'ordre et de l'équilibre sont les sujets des Dharmashâstras que nous venons d'évoquer. Pareillement, la poursuite des biens matériels (artha) a fait l'objet d'un traité important, l'Artha-Shâstra de Kautilya, plus particulièrement destiné aux rois. Le dernier des buts, kâma, le désir / plaisir, a lui aussi son traité particulier : le Kâma-Shâstra, plus connu sous le nom de Kâmasûtra, écrit par le brahmane Vatsyayana.
     Ce deuxième traité de la Tradition que nous évoquerons ici n'est pas un simple catalogue de positions érotiques comme se l'imaginent de nombreux occidentaux, mais un véritable traité de comportement social, où la notion de dharma est là aussi permanente. Dès les premières lignes de l'ouvrage, il est mentionné et honoré comme l'un des trois buts de l'homme :

 

Que soient loués les trois buts de la vie, la vertu (dharma), la prospérité (artha) et l'amour (kama) qui fait l'objet de cet ouvrage.
L'homme, au cours des cent années de sa vie, doit poursuivre successivement trois buts sans que l'un nuise à l'autre.
Dans l'enfance on doit s'appliquer à l'acquisition du savoir.
L'érotisme est prédominant dans l'âge adulte.
Dans la vieillesse on se consacre à la pratique de la vertu et à la recherche spirituelle (moksha).
La durée de vie étant incertaine, il faut savoir profiter de toutes les occasions.

 

     Le traité du Kâmasûtra est plus particulièrement destiné aux rois et aux citadins aisés et, du fait de son sujets, parle très abondamment du dharma de la femme, qu'elle soit épouse unique, membre d'un harem, ou encore courtisane. Les propose tenus sur la femme mariée sont souvent très en accord avec les Dharmashâstras :

 

L'épouse unique, totalement confiante, considère son mari comme un dieu et lui est complètement dévouée.
Elle prend la responsabilité de la maisonnée.
Elle s'occupe de nettoyer les vêtements, de ranger les pièces, d'accomplir les trois rites quotidiens d'offrandes aux dieux et de les vénérer dans le sanctuaire domestique.
Selon Gonardîya il n'est pas d'état plus heureux que l'état de mariage.

 

     Le devoir de la femme mariée accueillant une seconde épouse est déjà à nos yeux plus difficile à vivre :

 

Elle (la première épouse) se montre compréhensive envers le héros (son mari) et traite la nouvelle épouse comme une jeune sœur. Elle l'aide à se préparer pour la nuit et ne se formalise pas de la vanité que provoque en celle-ci le bonheur d'être fertile.

 

     Mais le Kâmasûtra ne se contente bien évidemment pas d'être un recueil de bonnes mœurs pour la femme idéale, il est aussi un impressionnant catalogue de techniques érotiques diverses, ce pourquoi il est connu, et un manuel très explicite sur l'art de séduire, souvent les femmes des autres, parfois en utilisant des procédés assez immoraux. Il se défend néanmoins toujours de pousser ses lecteurs au vice, n'exposant ces techniques que pour "mettre en garde", et rappeler ce qu'est l'ordre et la vertu.

 

Bien informé par ce livre des façons de faire pour s'unir aux épouses des autres, celui qui a bien compris ce texte ne peut être trompé par ses propres femmes.
Les moyens de réussir dans ce domaine ont été exposés mais ceux qui recherchent la vertu et la prospérité ne cherchent pas à posséder les femmes des autres.
C'est pourquoi les hommes doivent éviter d'entreprendre des approches secrètes. Un sage n'étudie pas ce texte pour provoquer le malheur des gens.

 

     Il est néanmoins des points où le Kâmasûtra pousse très loin le principe de vertu et de devoir, et le caractère choquant pour nous de ses propos montre à quel point cette notion de dharma est flexible et peut, si l'on n'y prend pas garde, permettre parfois de justifier l'injustifiable :

 

Il ne faut avoir aucune scrupule avec des femmes déjà utilisées par quelqu'un d'autre.
Une fois amoureuse de moi, elle peut assassiner son mari et, ayant pris possession de ses biens, nous vivrons ensemble dans le luxe.
Il n'y a rien de mal à s'unir à une femme amoureuse par intérêt. Si je suis sans argent, sans moyen d'existence et que grâce à cette femme je puis facilement devenir riche, je lui fais l'amour.

 

     Ce tour d'horizon de quelques traités de la Révélation et de la Tradition hindoues entre la fin du deuxième millénaire avant notre ère et les premiers siècles après J.C. montre non pas des sens profondément différents donnés au terme de dharma, mais plutôt des éclairages multiples. Pour tous, le dharma est associé à la notion d'ordre, ainsi il n'y a pas de réelle différence entre l'Ordre Cosmique et l'ordre de la société dans la mesure où l'homme et le Divin sont de la même essence. L'homme est né du Purusha, de son grand sacrifice primordial, et se fondra en lui ultimement après avoir réalisé sa libération. On trouve au fil des traités simplement des pratiques rituelles très strictes ou des grandes ouvertures vers la spiritualité, des préceptes très fermes codifiant le pur et l'impur ou au contraire un relâchement des mœurs, une souplesse ou à  l'opposé une fermeture de la société brahmanique.
     Suivant la tradition de l'Inde, chaque nouveau traité reprend l'ancien en y faisant allégeance, mais chacun apporte aussi sa contribution, parfois décisive, à la réflexion sur le but de l'homme sur terre, sa place, son rôle et ses devoirs dans la création et dans la société. Les Upanishads sont par bien des aspects une véritable révolution par rapport aux Vedas, bien qu'ils en soient la conclusion. Krishna, dans la Bhagavad-Gîtâ se réfère certes aux quatre varnas et au dharma du kshatriya, mais reconnaît surtout la prééminence de la bhakti, et l'inutilité des Vedas eux-mêmes pour celui qui est en contact direct avec le monde divin. Le dharma est à l'évidence inféodé à moksha. Râma est l'incarnation même du svadharma du roi et du kshatriya, poussé jusqu'au bout de sa logique qui implique des sacrifices dépassant la condition humaine et donc une libération de cette condition.

     Après les envolées mystiques des Upanishads ou des grandes épopées, les Dharmashâstras et Kâma-Shâstras, bien que se référant souvent aux traités de la shruti, nous font retomber beaucoup plus dans un domaine matériel, dans celui des mortels, car ils tendent non plus vers moksha mais vers des buts plus communs des hommes. Ils cherchent à ordonner, à canaliser la société avec ses aspirations de pouvoir, de domination, de désir, en lui donnant un cadre, tantôt très répressif, tantôt plus souple. Le dharma montre alors une palette d'aspects étonnante par sa multiplicité de réponses aux questions du Bien et du Mal. A ces interrogations, contrairement à l'Occident, l'Inde apporte des réponses changeantes. Il n'y a pas un "Devoir", mais une myriade de svadharmas, chacun tenant compte de l'âge (âshrama), du statut (varna), mais aussi de la divinité tutélaire et de tout l'ensemble des circonstances diverses que peut traverser l'homme. Le dharma est ainsi infiniment libre et souple et chacun peut prendre sa juste place dans la société et le monde.

 

Bibliographie

Une vie de paria, J. Viramma et J.L. Racine, 1995 / 2005
Hymnes spéculatifs du veda, traduction de L. Renou, 1956
Six Upanishads, P. Lebail, 1971
Sept Upanishads, J. Varenne, 1981
La voie de l'Acte jsute, la Bhagavad-Gita, E. Senart, 2008
Le Ramayana de Valmiki, M.C. Porcher et M. Biardeau, 1999
L'hindouisme, anthropologie d'une civilisation, M. Biardeau, 1981
The Laws of Manu, traduction d'après W. Doniger et B.K. Smith, 1992
Kama Sutra, le bréviaire de l'amour, A. Danielou, 1992
 

Résumé : Le dharma est un concept clé pour comprendre la pensée hindoue. Dans ce vocable se réunissent à la fois une notion de devoir personnel et d'ordre du monde. Cet article cherche, par un très rapide survol des plus importants traités de l'hindouisme, à montrer l'évolution et la diversité des implications possibles de cette idée de loi et de devoir, prafois absolu, parfois personnel. Il met aussi en lumière ses quelques errements et ses limitations.

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