BKS Iyengar : interview

Par Claire, 12 août, 2023

BKS IYENGAR : une interview de Jan Schmidt-Garre, réalisée à Pune
pour le film "le Souffle des Dieux"

 

"copyright : 2014 Jupiter Films"
Extrait des Bonus du DVD Le souffle des Dieux, disponible sur www.jupiter-films.com

 


B.K.S.Iyengar

 

« Mes asanas sont mes prières »

     Quand j’ai commencé à apprendre les asanas, je souffrais de différents problèmes de santé. Mon corps était alors comme l’atelier d’un diable. Heureusement, mon beau-frère (Krishnamacharya) m’a donné des illustrations, et m’a dit : « si tu fais quelques asanas, ta santé ira mieux. »

    Alors j’ai commencé en 1934. J’ai vraiment apprécié ce qu’est la santé seulement en 1946, alors que j’enseignais déjà depuis 4-5 ans. Au moment où j’ai acquis une bonne santé, j’ai réalisé que mon corps est mon temple. Les asanas m’ayant délivré de toutes mes souffrances, j’en ai conclu qu’elles étaient mes prières. Et encore aujourd’hui je les considère comme mes prières, car elles me permettent d’étendre le fini pour atteindre l’infini, qui est à l’extérieur de ma peau. Mon intelligence ayant progressé d’un centimètre au-delà de mon corps. C’est pourquoi c’est en ce sentiment d’universalité que j’ai abandonné ma propre conscience. Je parle de la conscience de l’identité, que je perds. Voilà pourquoi ce sont mes prières. Elles m’amènent au divin : dès le début, la pratique m’élève vers le divin. Les asanas sont donc mes prières.

 

Une multitude d’asanas

    Il y a un proverbe qui dit : « Ne demandez pas où la rivière prend sa source, ni où les hommes saints naissent. » De même, il est impossible de connaître l’origine des asanas. Il est seulement dit qu’il y a 8,4 millions d’asanas, soit autant que d’espèces sur la Terre. C’est ce qui est dit dans le texte originel. Comprenez que, selon la science, il y a dans notre corps entre 700 et 800 mètres de muscles, et entre 300 et 400 articulations, qui peuvent bouger de l’Est à l’Ouest, du Nord au Sud, et du coin Sud-Est au Nord-Ouest, etc. En ce sens, chaque asana doit être stabilisée afin qu’elle couvre toutes les directions : Est, Ouest, Nord, Sud, Sud-Est, Sud-Ouest, Nord-Est, Nord-Ouest.

    Le résultat est la globalité entre le corps et l’esprit, dans la conscience et l’intelligence. Si cet état est atteint, ce n’est plus le corps qui fait les asanas, mais l’intelligence qui étend le corps dans la posture, qui l’y fait entrer et ressortir à nouveau. C’est pourquoi il y a autant d’asanas.

 

Les origines de la méthode

    Avant l’indépendance, quand j’ai commencé à enseigner le yoga en 1935, dans toute l’Inde ainsi qu’au Pakistan et au Bangladesh, on pouvait compter les professeurs de yoga sur les doigts d’une main. Il y avait seulement quelques bons professeurs en Inde. Je me suis alors demandé pourquoi une si noble discipline avait perdu son intérêt. Je l’ai alors développée en me focalisant sur le corps. Qui est notre capital. Et le fondement éthique dépend du travail sur le corps. Notre corps n’est pas un choix, il nous a été offert. C’est notre devoir de donner au corps la grâce de Dieu, et de veiller à le garder en bonne santé. L’éthique commence à partir de là. J’enseigne comment l’éthique doit être pratiquée sur le corps.

    Ainsi l’idée de l’alignement m’est venue. Comment mettre en place les différentes parties du corps ? L’intérieur, l’extérieur, le côté, l’avant, l’arrière de chaque asana. Sont-ils équilibrés ou sont-ils inclinés ou tordus ? Je me suis alors rendu compte qu'aucune personne n’avait été capable de les équilibrer : il y avait toujours des ruptures, des failles dans leurs présentations d’asanas. Cela m’a rappelé Patanjali qui disait : « même les doigts étirés, vous ne devriez pas vaciller. » L’intelligence devrait couler vers toutes les cellules de votre corps. Donc je l’ai pris pour guide et j’ai commencé à travailler. Tout d’abord, j’ai travaillé avec le corps pour l’aligner avec ce qui est perceptible par les yeux. J’ai donc ajusté tout ce qui était visible, et j’ai découvert qu’il y avait de grandes différences avec la forme naturelle des muscles et des os. Cela m’a donné l’idée d’aligner d’abord le corps physique, toutes les différentes parties du corps (interne, externe, arrière, avant…), afin qu’elles parlent entre elles comme nous nous parlons actuellement. Toutes les fibres, les cellules, doivent communiquer, parler entre elles. Sur ce qu’elles font ou ne font pas. C’est de cette façon que ma recherche intérieure a commencé et que s'est développée peu à peu la méthode.

    Et j’ai commencé à évoluer de façon à équilibrer le système d’agression / non-agression, ou encore la passivité ou la négativité dans le système. Il ne doit pas y avoir de positivité ou de négativité, il faut de la neutralité. Comment faire pour qu’on ne soit pas dominé par l’agression ou la non-agression ? Donc j’ai commencé à chercher en moi-même quelle partie du corps est inactive, quelle partie est active. Ensuite j’ai appris que les parties actives étaient agressives, et les passives étaient non-agressives. Je me suis demandé : « comment apporter de la vie dans une partie non-agressive ? » De façon à équilibrer la partie la plus forte.

    J’ai commencé à répartir les tissus entre l’avant et l’arrière, le côté droit et le côté gauche. Quelque chose de merveilleux s’est passé en moi : l’harmonie, l’équilibre venant des tissus m’ont donné l’idée que je dois faire constamment attention à ce que je fais. Car mon intelligence apprend comment et où agir. J’ai donc développé l’alignement physique. Ensuite j’ai travaillé sur l’esprit. L’esprit existe partout, ce qui est normal, mais il doit être canalisé. Alors j’ai cherché à canaliser mon esprit : « bouge ici, va là. » J’avais mon esprit sous mon commandement… C’était la façon de parler de l’époque.

    Je me suis demandé : pourquoi l’esprit ne perçoit-il même pas l’existence du corps ou de ses différentes parties ? J’ai donc obligé mon esprit à le faire. Puis j’ai appris comment équilibrer mon esprit dans l’art de l’étirement. Puis je me suis dit que l’esprit doit fonctionner de la même façon que les tissus, ce qui aboutit à l’association de l’esprit et des tissus. Afin de comprendre l’union entre l’esprit et les tissus du corps, je devais travailler sur l’énergie du corps qu’on appelle énergie vitale. Par exemple, vous êtes assis là  et votre arc de pied est sans vie, il est mort. Pour moi, il est vivant : quand je me rends compte qu’il n’y a plus de vie, je m’étire immédiatement. Ma vie est un flux. Ainsi, cette intelligence subjective s’est développée en moi.

    Donc les asanas sont devenues un moyen pour moi de développer mon intelligence, pour examiner subjectivement chaque partie. Quand j’ai commencé à observer, j’ai réussi à faire bouger l’énergie où je voulais. Le flux de l’énergie va dans la direction de l’allongement. Une fois que l’énergie arrive, la force de vie s’active et donc l’intelligence aussi. J’ai également commencé à faire communiquer l’énergie avec l’intelligence, ensuite j’ai développé la globalité dans chaque asana. Cela signifie que mêmes les pores de la peau ne peuvent être sur ou sous-étirés. Les stries de ma chair ne doivent pas bloquer ma peau. J’ai commencé par les couches internes de ma peau, puis les muscles : comment peuvent-ils se toucher sans se bloquer ?

 

Sa pratique aujourd’hui

    Ma pratique actuelle est plus mature. Avant, je devais d’abord développer mon intelligence. A cette époque, je travaillais énormément. Aujourd’hui bien sûr, mon âge ne me permet plus de travailler autant. Je l’ai fait aussi pour le show : je suis probablement le seul au monde à avoir donné des milliers et des milliers de démonstrations en solo. C’était de l’exhibitionnisme. Comme j’étais immature, je pensais que je devais présenter cet art ainsi pour attirer les gens. C’est donc ce que j’ai fait. Mais j’ai mûri, mon intelligence aussi, et maintenant je fais l’inverse.

    Combien de temps puis-je maintenir une asana sans que mon esprit dérive de mon action ? Et du début à la fin, j’essaye de garder une certaine qualité de fraîcheur. C’est pourquoi je fais durer aussi longtemps mes asanas. Je les maintiens hors des fluctuations ou des perturbations. L’esprit envoie-t-il de faux messages ? « C’est assez aujourd’hui, on essayera demain, etc. » C’est ce qui arrive aux gens, c’est aussi ce qui m’est arrivé ! Mais maintenant je peux maintenir la fraîcheur dans mon corps, dans mon système cellulaire, dans mon esprit et dans mon intelligence. Grâce à la maturité, le corps aussi devient mature ! Mon système cellulaire a mûri et m’envoie des messages. Le corps m’envoie un message : « ton esprit est parti ailleurs ! » De sorte que le corps dit « tu n’es pas là, reste avec moi ! » C’est la différence aujourd’hui : j’ai une pratique de qualité alors qu’avant je pratiquais beaucoup. C’était plus de la quantité, moins de la qualité. Maintenant c’est l’inverse.

    C’est en battant le lait qu’on obtient du beurre, en le mettant en mouvement. Il faut également mettre en mouvement le corps pour avoir une bonne qualité de sang, afin de rester en bonne santé. Quand vous me voyez dans cette position, aucune partie de mon corps n’est absente ! Elles sont toutes actives. Ainsi je diffuse mon intelligence jusqu’à la plante de mes pieds, comme l’eau qui se répand au sol et trouve son niveau. Quand je fais une asana, j’étire donc mon intelligence, avec par exemple une jambe vers le haut et l’autre vers le bas. Je dois maintenir la même intelligence sur la jambe du haut et celle du bas. Ce que vous ne comprendriez pas, simplement en me voyant, à moins que je ne vous le dise. Vous diriez : « c’est juste une jambe en haut et une jambe en bas. ». Mais quel est le but de cet étirement ? Quel est son but si les jambes ne sont pas équilibrées ? Ce serait une pratique immature pour moi. Je dois donc apporter la force vitale dans une jambe, et mesurer l’espace que j’ai créé dans cette jambe, afin d’en créer autant dans l’autre. Même si la position des deux jambes est complètement différente. Cela signifie que je distribue mon intelligence. Même si pour vous cela ressemble à un simple étirement, c’est mon intelligence qui permet à mon corps de se développer.

    Plus je pratique, plus les zones impénétrables du corps deviennent perméables. Vous ne pouvez jamais connaître les dimensions du corps. Il peut y avoir une profondeur de 30 cm entre la poitrine et le dos, et jusqu’à 60 cm d’un côté à l’autre. Mais la pénétration n’est pas facile, car le corps interne est comme un puits sans fond. Par conséquent, c’est très difficile pour l’intelligence de traverser cela, sauf si elle croît d’autant à l’intérieur du corps. C’est seulement après cela que l’interpénétration peut avoir lieu. C’est pourquoi je dois répéter « Stay ! » pour augmenter l’action. Afin que l’intelligence pénètre de plus en plus profondément dans les parties obscures du corps, qu’elles soient mortes ou inactives.

 

Vinyasa Krama

    Vous savez, Vinyasa ne doit pas être confondu avec les asanas où l’on passe d’une posture à l’autre. C’est un état intermédiaire pour atteindre l’étape finale. Vous ne pouvez pas atteindre l’état final sans suivre une certaine séquence de mouvements. Mais les sautillements désignés aujourd’hui par Vinyasa…

    Mon guru a enseigné au Yogashala du Palais à Mysore. Celui-ci a été fondé par la famille royale, qui appartient à la caste des guerriers. Dans le but de construire ce caractère du guerrier, mon guru leur a montré les Vinyasa, les diverses positions qui permettent d’atteindre la position finale ainsi que le retour à la position de départ. Pour les forcer à gagner en vigueur et vitalité physiques. Mais ce n’est pas dans les Ecritures. Mon guru ne les a jamais enseignés à qui que ce soit, uniquement à quelques personnes comme moi, Pattabhi Jois et quelques autres… Mon guru n’a jamais fait de sauts, sauf à une ou deux démonstrations.

    Je me suis demandé : « pourquoi il nous force à en faire alors qu’il n’en fait pas lui-même ? » Cela m’a donné une idée : je vais aussi faire des démonstrations avec des sauts. Puis j’ai cessé les sauts pour voir avec quelle asana je peux atteindre l’asana finale. C’était donc mon évolution.

    J’ai aussi enseigné dans les écoles et collèges à Pune. Je ne pouvais évidemment que l’enseigner, car l’éducation de masse est différente. Dans l’enseignement de masse, les gens aiment les mouvements, rester dans une posture les ennuie. Vous deviez donc constamment changer de posture. C’est pourquoi, un peu plus tôt, j’utilisais le terme « immature ». Vinyasa m’a appris le déplacement, mais pas la compréhension et la valeur de chaque asana.

    J’ai mis longtemps pour comprendre quelle était la meilleure façon de faire (aller dans le sens du Vinyasa ou de la stabilité). Puis on m’a demandé de guider des leçons à visée thérapeutique et j’ai alors réalisé qu’avec les sauts, les patients risquaient des troubles cardiovasculaires par exemple. Ils n’auraient pas été capables de faire complètement ce que je leur demandais. Je ne pouvais donc pas donner des cours thérapeutiques de cette façon-là. Ils se plaignaient que cela leur faisait plus de mal que de bien. Mes yeux se sont alors ouvertes : cela ne s’adresse qu’aux jeunes et en bonne santé, pas aux personnes âgées ou fragiles.

    J’ai donc fait des changements : j’ai changé les mouvements en actions. Ils ont posé la question : « pourquoi rester si longtemps dans telle posture ? » Pour créer l’action mais sans mouvement. L’action est immobile, le mouvement est mobile. Comme un danseur, qui attire les gens par le mouvement. Pourquoi rester sur une posture ? Personne ne viendra ! Il faut donc du mouvement et c’est donc dans le but d’attirer les gens que les démonstrations ont été faites sur le mouvement.

    J’ai réalisé ensuite que le mouvement n’était pas le yoga : « sthiram sukham asanam » dit Patanjali (Yoga Sutra, II-46, habituellement traduit par "l'asana doit être stable et confortable"), expliquant qu’on manque de stabilité et de légèreté. Et, de l’esprit, il exige équilibre et posture. J’ai réalisé que je devais changer ma pratique, sauf à voir tous mes étudiants venus pour se soigner, finir à l’hôpital. J’ai commencé à travailler de façon à traiter avec le corps organique. Le Vinyasa, c’est le mouvement des muscles. Je suis passé du corps physique au corps physiologique et organique. J’ai appris à maintenir les organes vitaux en bonne santé à travers la pratique des asanas. Cela a ouvert un nouveau chapitre dans mon développement.

    L’interpénétration est essentielle dans les asanas, mais elle n’existe pas en Vinyasa. Il y a seulement le mouvement externe. Cela signifie que mon intelligence reste à la surface et n’est pas dans la profondeur du corps. J’ai donc changé Vinyasa en action physiologique. Comment connecter les corps physiologique et psychologique, afin qu’ils travaillent à l’unisson. Par conséquent, la thérapie par le yoga est arrivée avec moi. Avant, il n’y avait pas de traitement des maladies par le yoga. J’ai développé plusieurs façons de guérir divers maux, parce que j’ai consacré la plupart de mon temps au corps organique. Ça m’a permis d’apprendre que le yoga n’est pas un exercice physique mais physiologique. L’esprit doit se développer et se concentrer sur les organes vitaux.

 

Ujjayi et Nadi Sodhana

    BKS Iyengar montre une différence importante entre ces deux techniques de pranayama : pour une bonne compréhesion, voir le DVD.

 

 

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